2) La fonction de contestation

            A. Naissance du blues contestataire et sa suite

    A ses débuts, le blues avait plutôt tendance à enregistrer des évènements, plutôt que de protester contre des causes. C’est rarement et sous camouflage que certains artistes osent s’exprimer sur les lois ségrégationnistes avant les années 20, mais une grande partie des bluesmen vivaient dans les campagnes et ainsi ne participaient pas à la vie politique et sociale. Certains pouvaient même ignorer l’existence de la ségrégation. C’est seulement plus tard que le blues a connu une politisation. Contre toute attente, c’est grâce aux Blancs que les artistes noirs commencent à protester dans leurs chansons. En effet, les directeurs musicaux, chargés par leur maison de disque d’enregistrer du blues rural sous l’impulsion du New Deal, suggéraient aux bluesmen d’interpréter des chansons à commentaire social sous l’influence des goûts de leur public blanc. Les directeurs musicaux ne semblaient pas se soucier du contenu des blues qu’ils enregistraient. Cependant, les succès commerciaux d’un artiste noir ne pouvaient quasiment pas être envisagés car le contact avec les impresarios était épisodique et leur rapport limité. Le racisme empêchait de donner lieu à une collaboration artistique qui aurait pu aboutir au succès d’un artiste noir. Plus tard, dans la fin des années 40, même s’ils restent en minorité, il existe des artistes qui protestent dans des chansons très démonstratives du mouvement contestataire, comme le bluesman Leadbelly et cette chanson datant de 1948: 

 

Jim Crow blues

 

One thing, people, I want everybody to know:

You gonna find some Jim Crow every place you go. (...)

Please get together - break up this old Jim Crow !

__________________

Il y a une chose, braves gens, que je voudrais que chacun sache:

Vous allez trouver la ségrégation partout où vous irez.

Je vous en prie, unissez-vous - brisez ce vieux Jim Crow !

 

Ou encore comme ce célèbre blues de Big Bill Bronzy (1951):

 

 Black, Brown And White

 

Me and a white man was working side by side, this is what it meant,

They was payin’ him a dollar an hour, and they was givin’ me fifty cents.

If you’s white, you’s alright,

If you’s brown, stick around,

But if you’re black, mmm, brother, get back, get back, get back.

___________________

Un blanc et moi, on travaillait côte à côte ; voilà ce que ça voulait dire:

Ils le payaient un dollar de l’heure et moi, cinquante cents.

Si t’es blanc, t’es un mec bien,

Si t’es métisse, ne bouge pas,

Mais si t’es noir, mon vieux, dégage, dégage, dégage ! 

 

 

    Pendant les années soixante, J.B. Lenoir produit des blues sociaux les plus authentiques, où l’on voit bien toute l’amertume qui s’en dégage, expressions qui n’auraient pu paraître une ou deux décennies plus tôt. On peut observer que l’apparition d’un chanteur-compositeur aussi engagé que J.B. Lenoir coïncide avec la prise de conscience politique du peuple noir tout entier et nous permet de voir le rôle exercé par le blues de J.B. 

 

Alabama blues (1965)

 

I never go back to Alabama, that’s not the place for me 

They killed my brother and my sister and the world let them peoples down there free. 

I never will love Alabama, Alabama never have loved po’ me

Oh God, I wish you would wake up one day and lead my people to the land of peace.

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Je ne retournerai jamais en Alabama, ce n’est pas un endroit fait pour moi,

Ils ont tué mon frère et ma soeur et le monde a laissé ses gens là-bas libres.

Je n’aimerai jamais l’Alabama, l’Alabama ne m’a jamais aimé, pauvre de moi.

Oh, mon Dieu, si seulement vous pouviez vous réveiller un jour et mener mon peuple au pays de la paix.

 

 

    Son ton de protestation, pour implicite qu’il soit, n’en reste pas moins évident, cependant, les autres bluesmen, même lorsqu’ils sont moins investis dans la lutte contre la ségrégation, font part de leur mécontentement comme le dit le bluesmen Brownie McGhee : «Ce [que je chante] n’est pas plein de protestation. Mais [...] il y a toujours une phrase-choc comme “Pourquoi a-t-il fallu que je subisse toutes ces épreuves alors que d’autres vivaient dans l’aisance?”».

 

 

 

            B. La dissimulation

    Dans certains cas, la crainte des représailles des bluesmen amène à dissimuler le message socio-politique dans leur musique, mais il n’en est pas moins présent et compris par la population noire. La plupart de la dissimilation est basée sur des histoires dont on ne se raconte pas la suite ou le pire. Ce sont des blues “prudents” qui laissent au public le soin d’imaginer ce qu’il omettait. Il s’agit là d’une habitude des Noirs, qui à l’époque de l’esclavage admettaient cet adage: «Don’ say no mo’ wid yo’ mouf dan yo’ back kin stan’» («N’en dis pas plus avec ta bouche que ce que tes reins peuvent supporter»). L’auteur de Tom Moore’s Farm («Yeah, you know it ain't but the one thing you know, this black man done was wrong») a fini par consentir à enregistrer son morceau seulement sous l'anonymat et ne la chantait qu’autre qu’en privé, c’est là tout un travail souterrain qui s’effectue également sur les mentalités noires. On peut donc imaginer le nombre de blues très virulents qui n’ont jamais été enregistrés et gardés pour un public privé exclusivement noir. 

    Pour camoufler leurs paroles protestataires, les bluesmen transformaient leurs plaintes contre les blancs en plaintes contre une femme, et ainsi le blues été écouté comme un blues tout à fait banal dont il fallait comprendre le sens, comme South Carolina Rag de Willie Walker:

 

Ask for a drink of water, she brought gasoline,

Now listen, tellin’ you, doin’ me mighty mean.

I wanna tell you, that’s no way to do.

Begged for water, she bring gasoline,

Now let me tell you, ain’t that mean?

When you beg for water they bring gasoline.

____________________

 

Je lui ai demandé de l’eau à boire, elle m’a apporté de l’essence,

Alors, dites, c’était de la méchanceté.

Moi, je vous dirais que c’est pas des façons.

Je l’ai suppliée de me donner de l’eau, elle m’a apporté de l’essence,

Alors, dites, n’est-ce pas de la pure méchanceté?

Quand vous demandez de l’eau, ils vous apportent de l’essence. 

 

    La dernière strophe subit une modification: le pronom personnel she s’est transformé imperceptiblement en they, et ceci est d’autant plus significatif puisque cette strophe clôt le morceau. Parfait exemple de camouflage, où le Blanc ne prête plus attention aux paroles à la fin de la chanson pensant qu’il est question d’une relation homme/femme. 

    Il apparaît clairement que c’est par le biais symbolique de l’accusation des femmes et de menaces proférées à leur encontre que la rancœur des Noirs envers les Blancs peut se libérer à moindre frais. Il y a un double camouflage dans le blues, celui de chanter ce que l’on ne peut pas dire ouvertement, et, de peur que cela ne suffise pas, de chanter des paroles aux apparences anodines. 

 

 

            C. L’ironie

    La protestation trouve un substitutif au camouflage et à l’explicite dans l’humour et en particulier l’ironie. Elle permet de renforcer le moral de ceux qui l’usent, de sécuriser, tout en révélant une prise de conscience, c’est une protestation subtile. C’est ce que représente la formule traditionnelle: «I’m just laughing my blues away» («Si je ris, c’est pour oublier mon cafard»). C’est là une réaction bien connue contre toutes les formes d’oppression sociale, politique ou raciale. Pour consolider l’ironie, l’utilisation de l’absurde permet ainsi de la  prolonger, le blues dispose de nombreuses armes pour combattre les formes de répressions qui s’effectuent autour du chanteur et de son public. L’ironie peut même parfois prendre les Blancs pour cible:

 

T.C. Johnson and Tom Nelson, J.C. Johnson’s blues:

 

I don’t see why white folk don’t have no blues,

They got all cash money, and brownskin women too

__________________

 

Je ne comprend pas pourquoi les Blancs n’ont pas le cafard:

Ils ont tout l’argent liquide, et en plus des femmes métisses.

 

    Il n’est plus possible de douter que le blues ait aidé le peuple noir à exprimer ses sentiments d’injustice et à prendre conscience de ses souffrances. Son usage de la dissimulation et de l’ironie souligne sa valeur en tant que technique de survie. Le biaisage, technique esthétique africaine, est devenu camouflage, fonction là plus typiquement américaine du blues. Ainsi, le blues, plus qu’une façon de s’exprimer, a permis de moduler les esprits noirs en vue d’une émancipation de la ségrégation des Noirs américains dans les années qui suivirent. Grâce au blues, ils se sont tous lancés à la poursuite de leurs droits et ont vaincu ce vieux Jim Crow. 

 

 

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